A la fin des années 90 émerge le mouvement « Cool Japan », mélange de vue de l’esprit, de concept journalistique, et de tentative du gouvernement japonais d’arrimer la culture pop japonaise dans le mainstream mondialisé. Presque vingt ans plus tard, la notion même de Cool Japan laisse un goût amer. Certes, plus grand monde ne conteste l’apport continu de l’entertainment capitaliste japonais à l’esthétique mondialisée. Le tourisme bat des records sur l’archipel, il y a des conventions de cosplay à tous les coins de rue, les mangakas s’exposent au Grand Palais, le jeu vidéo japonais est de retour, et les critiques de mangas ont leurs colonnes dans Le Monde et Télérama. Mais au regard des espoirs d’alors quelque chose n’a pas fonctionné correctement. La sortie d’une version définitive à The World Ends With You, RPG un peu oublié du catalogue de Square Enix, est l’occasion de revenir sur une décennie curieuse de la culture populaire de l’Archipel.
Chez les Yéyés.
Le 22 juin 1963, alors que le Japon était en plein boom économique, transformant lentement son industrie de subsistance post-guerre mondiale en économie industrielle puis en économie d’innovation et que les enfants de la bombe atomique rentraient sur le marché du travail, prêts à transformer leur pays en temple du travail et de la consommation, avait lieu un insolite concert place de la Nation à Paris. Pour fêter les un an de la parution du magazine Salut les Copains, un concert est organisé par Europe 1, radio « périphérique » officiellement implantée à l’étranger pour contourner le monopole d’Etat sur l’information. Au programme : Franck Alamo, Johnny, Sylvie Vartan, les Chats Sauvages et quelques autres pionniers du rock à la française. Bien qu’annoncé par une simple annonce sibylline à la radio « venez tous ce soir place de la Nation », le concert attirera entre 150 000 et 200 000 jeunes gens qui déboulent sur la place et débordent des organisateurs qui en attendent dix fois moins. Encadrés par 3000 policiers qui ne comprennent pas bien ce qui leur arrive dans la France morne et corsetée du Général de Gaulle, le concert se déroule dans une incroyable frénésie, jusqu’à ce qu’environ 500 Blousons Noirs déboulent pour s’affronter entre bandes et en découdre avec les forces de police. Une adolescente de 17 ans sera grièvement blessée dans les affrontements, et le lendemain, la presse titrera « Salut les Voyous » en s’attardant de manière complaisante sur le nombre de graffitis et de vitrines brisées. On parlera alors ironiquement du « temps des Yéyés » et le monde entier découvrira cette bande d’hurluberlus à banane, ces chanteuses pop so frenchy, et l’énergie de la jeunesse française éprise d’envie de s’amuser, étouffée par leurs parents, anciens collabos élevés en non-mixité à grands coups de règles en fer sur le bout des doigts s’ils osaient moufter à la cantine.
En cet instant du début des années 60, alors que le Général, dépassé, dira de ces jeunes gens « s’ils ont tant d’énergie, qu’ils aillent construire des routes », la France a le vent en poupe. La Nouvelle Vague, les Swinging Mademoiselles, Brigitte Bardot, la Planète des Singes, Manon des Sources, Sempé, Jacques Tati : c’est toute cette imagerie qui figera dans le temps l’image d’une France pleine d’un spleen nostalgique, celle de la jeunesse qui montera sur les barricades cinq ans plus tard et donnera le la de la contestation mondiale de la société des « croulants ». Et si presque soixante ans plus tard, et presque vingt ans après Amélie Poulain, la France n’a rien perdu de son attractivité romantico-touristique, force est de constater que ce bref moment où notre beau pays était au top du cool n’a pas vraiment fait souche. Si la France a son mot à dire dans la société culturelle mondialisée, elle n’a plus, et loin s’en faut, la capacité d’en imprimer la tonalité.
Le soft power inoffensif du Japon des années 2000
Ce moment de fame éphémère avant une normalisation et une digestion par la mondialisation, le Japon l’a connu au cours des années 2000. Jusque là réservé à l’élite des amateurs d’Umami et à la plèbe déconsidérée des fans de « mangasse », le Japon s’est taillé une place de choix dans l’iconographie de la pop culture tout au long des dernières années du XXè siècle et des premières années du suivant. Les américains découvraient (enfin) Dragon Ball et le Cosplay, la France offrait (enfin) un peu de reconnaissance à Kasuhiro Otomo et Masamune Shirow, les cinémas grand public se mettaient à diffuser du Kitano, et les sélections japonaises avaient le vent en poupe au festival de Cannes. Le pays se couvrait de conventions de Japanime, et les albums de Kokia et de Polysics apparaissaient dans les bacs des disquaires français. Canal + diffusait, en clair et à une heure de grande écoute, les derniers animés à la mode, et Arte organisait des retrospectives Miyazaki. Le tourisme au Japon, jusque là parcours du combattant réservé aux plus fortunés, se banalisait pour petit à petit atteindre le niveau de banalité qu’on lui connait aujourd’hui. Les mots Kawaii, Cosplay, Idol et Otaku entraient dans le vocabulaire courant.
Ce soft power culturel et économique, qui a placé Haruki Murakami et Yoko Ogawa dans les colonnes des critiques littéraires les plus snobs, se caractérisait par une certaine décomplexion à la réappropriation des grands mouvements artistiques mondialisés (hard rock, rap, pop art), pour en produire un miroir hautement coloré, hautement fun, mais tout entier tourné vers la société de consommation. Dans un pays dont le syndicalisme et la contestation sociale avaient été sauvagement écrasés dans les années 70, et où l’originalité artistique ne devait être éditée que comme une conformité comme une autre, la portée sociétale, politique ou critique des œuvres mainstream n’était, au fond, qu’une façon de transformer la moindre impertinence en éloge du groupe et de la continuité d’un capitalisme harmonieux et dirigé par le prestige des marques déposées. L’art contre-culturel violent et brutal du pinku-eiga semblait loin et jusqu’à la pornographie japonaise, le marché local semblait être avant tout obsédé par l’idée de fournir à chaque client exactement ce qu’il voulait, ni plus, ni moins.
Décomplexé mais inoffensif, et 100% tourné vers le goût (peu flexible) du consommateur japonais pour l’hyper consommation, les fringues, le jetable, le Cool Japan se trouvait parfaitement aligné avec le goût du consommateur occidental pré-crise des subprimes, en y ajoutant la touche orientalisante alors à la mode (les agences touristiques japonaises ne se privant pas de rajouter des katanas et des kimonos partout pour faire trendy). La seule critique acceptable par ces œuvres était celle de l’individualisme et de l’incapacité d’une jeunesse vide d’objectif subversif à se trouver une place dans ce gloubiboulga fluorescent, à l’image des deux terroristes de l’animé Terror In Resonance (2014), s’amusant à faire péter des immeubles essentiellement par ennui. Appliqué au jeu vidéo, ce mouvement donna d’excellents jeux du milieu des années 90 au milieu des années 2000 : Parappa the Rapper, Jet Set Radio, Katamari Damacy, Kingdom Hearts, Persona 3 : l’éloge d’un Japon connecté, urbain, féru de musiques afro-américaines, mais définitivement tourné vers une conception nombriliste et Tokyocentrique, au risque de nier les problématiques inhérentes à la surchauffe de la société urbaine japonaise : dépolitisation des classes moyennes, surconsommation, burnout, marginalisation des campagnes, pollution, politique internationale. L’antithèse du cyber-punk sinistre, politique et pessimiste des années 80-90 (Votoms, Gundam, Appleseed…). Un retour de la ville pensée comme un temple de la joie, un paradis de la fête digne d’une publicité de Blade Runner, le recul critique en moins. Une contestation reléguée aux marges de l’underground, ou apanage de figures trop bizarres et amusantes pour poser une véritable contestation (on pense à Kojima ou SUDA51 dans le domaine du jeu vidéo, ce dernier s’empressant de basculer dans un propos pop et inoffensif dès l’arrivée d’une petite notoriété acquise).
The World Ends With Cool Japan
Dès la fin des années 2000, au Japon comme à l’étranger, on se rend compte que le modèle du Cool National Brut a du plomb dans l’aile. Fort enorgueilli de sa soudaine popularité culturelle, le gouvernement japonais a tenté d’accompagner et d’aider le mouvement, en réussissant à se fourvoyer à peu près à tous les niveaux, à cause de problématiques inhérentes au mode de fonctionnement des administrations et des entreprises nippones d’alors : sous-subventionnement, rigidité à tous les étages, incapacité à comprendre l’évolution des marchés occidentaux, faible réactivité face à la crise, et prises de décisions concentrées dans les mains de vieux messieurs has-been pétris de certitudes et méprisants envers leurs kohais.
Dans le même temps, le voisin Coréen, nettement plus pragmatique, injectait des sommes monstrueuses dans ses industries culturelles à visée explicite d’export, avec un marché artistique capable d’une souplesse bien plus importante, et une capacité à incarner le nouveau cool (si vous êtes abonnés, n’hésitez pas à regarder le catalogue de fictions coréennes ahurissant de Netflix, les dramas locaux y étant déversés par semi-remorques entières mois après mois, illustration tangible de la montée en quantité et en gamme du soft power coréen). Il m’est arrivé, dans ma pratique du métier d’acquéreur de disques pour une bibliothèque, de me voir proposer cinq, dix, quinze références de K-Pop lors des offices de présentation de nouveautés, le tout tamponné du sceau du ministère de la culture local. Le jeu vidéo coréen, à coup de Guild Wars et de Ragnarök Online, entrait sur les PC occidentaux quand les Japonais étaient en train d’en sortir. Bien sûr, le Japon est demeuré à sa place de choix chez les consommateurs français. Mais le manga a perdu d’importantes parts de marché, et l’âge moyen de ses lecteurs recule, tandis que celui des fans de K-pop avance. Résumons tout cela d’une formule cruelle : c’est Psy et non un quelconque membre de X Japan qui a été le premier à crever le plafond du milliard de vues sur Youtube.
Le marché de l’export japonais a donc connu un énorme trou d’air, particulièrement visible dans le domaine du jeu vidéo. Pour qu’on reparle du Japon autrement que pour se moquer de l’incapacité de Square à sortir Final Fantasy XV pendant dix ans, il faudra attendre la relative renaissance des studios japonais enfin convertis à des modes de production plus efficaces, à une meilleure compréhension de la production mondialisée et à une volonté marquée de livrer des jeux avec un propos plus travaillé et plus sombre (Persona 5, Dark Souls, Yakuza Zero, Resident Evil 7, Nier : Automata…). Des titres qui, à l’exception de Persona 5 qui en est largement une déconstruction, s’éloignent radicalement de l’esthétique douillette et colorée du Rap de supermarché d’un Jet Set Radio. Jusque dans des styles les plus classiques (le JRPG au tour par tour), un titre comme Octopath Traveller semble le témoignage d’une industrie qui semble avoir enterré le Cool Japan pour passer à quelque chose de plus âpre, mais de plus profond également.
A cet égard, la ressortie sur Switch de The World Ends With You fait presque figure de bizarrerie anachronique. Projet très personnel et expérimental de Tatsuya Kando, Tomohiro Hasegawa et Takeshi Arakawa, le jeu a été développé par la société Jupiter, pour le compte de Square Enix. Il était supposé être un terrain de jeu et de recherche entre les deux premiers Kingdom Hearts, à une époque où Square Enix pouvait se permettre le luxe de ce type de projets hors des clous. Véritable OVNI, premier projet de Square Enix pensé pour la DS, avec un gameplay mélangeant tactile et JRPG traditionnel pour mélanger et lancer des pouvoirs combinés en temps réel, comme si Ouendan avait rencontré Magika, The World Ends With You choisit de présenter un décor ramassé mais immédiatement identifiable en ce moment de hype de la pop culture japonaise : le Shibuya ultramoderne de la mode et de la culture urbaine version Tokyoïte. Des designs de Nomura (qui s’en donne à cœur joie dans les pantalons bouffants et les fermetures éclair), une bande son de Takeharu Ishimoto ultra funky et groovy, une sorte d’emballage ultime pour un jeu supposé masquer son côté bizarre et laboratoire sous une énorme couche de frime.
Inside Square Enix’s Culture of Crunch
Lors d’un post mortem rarissime pour un jeu japonais, les directeurs du jeu sont revenus sur ce qui fut aussi une expérience amère, malgré le succès critique et les ventes très correctes de The World Ends With You. Sorti au moment du décrochage complet du jeu vidéo japonais sur les marchés internationaux, le titre s’est heurté à tout ce qui n’allait pas dans l’industrie locale de l’époque, voire dans l’industrie culturelle nippone tout entière : management tatillon des moindres détails de la part de Square, manque de confiance dans les nouvelles technologies utilisées par Jupiter, incapacité chronique à travailler à distance nécessitant des déplacements constants, demandes de réécritures successives du scénario (cela se sent énormément dans le produit final, au rythme heurté et aux twists parfois à la limite de la cohérence)… Et plus globalement une incapacité à avoir un management de projet correct, des rétroplannings, des milestones, des points réguliers sur l’avancée du jeu, le tout étant compensé par des heures supplémentaires indues et du bricolage sur le produit fini pour qu’on ne remarque pas trop que le ciment entre les briques contient une quantité non négligeable du sang des développeurs.
Le jeu se heurtait également à d’autres problèmes hélas récurrents dans les titres de cette vague (dont on retrouve les scories jusque dans un Xenoblade Chronicles 2 sorti l’an dernier) : empilement très confus de features de gameplay, volonté de démultiplier à l’infini les assets au mépris de toute notion de faisabilité, cinq ou six premières heures farcies de tutoriels indigestes, peu de lisibilité de l’action et difficulté à obtenir un produit fini qui soit suffisamment cohérent et polishé pour vieillir correctement, au delà du wow effect initial. Trop d’aspects du gameplay étaient de simples gadgets qui témoignent de la volonté des créateurs de partir dans tous les sens : souffler dans le microphone de la DS, projeter des badges entre les deux écrans de la console, etc. Des gimmicks très difficiles à reproduire et à transposer dans une IP à succès : The Worlds Ends With You, contrairement à la volonté de ses créateurs, ne sera suivi d’aucune suite.
Le jeu de Jupiter sembla alors destiné à suivre le destin de bien des pépites japonaises de cette époque : finir dans des articles rétrospectifs et dans les souvenirs confus d’une majorité de joueurs. Square Enix entrait dans sa décennie la plus compliquée en terme d’image : catastrophe Final Fantasy XIV première version, développement interminable de FFXV et de KHIII (notez qu’on en est toujours pas sorti), politique semi-aléatoire concernant ses studios occidentaux, difficulté à gérer son back catalog, mauvais portages pour téléphones portables et tablettes, échecs répétés pour lancer une vague de jeux néo-rétro (Bravely Default, Secret of Mana Remake, I am Setsuna…). Un ventre mou dont l’éditeur semble à peine se relever actuellement, à l’image de nombreux autres éditeurs japonais de sa trempe.
Splendeurs et Misères d’un Portage Impossible
A l’image de dizaines d’autres titres dormant dans les archives de Square, The World Ends With You a bénéficié d’un portage pour tablette tactile, sous-titré Solo Remix et confié à un tâcheron externe spécialisé dans ce genre d’exercice, le studio h.a.n.d. à qui on doit aussi, par exemple, Disney Magical World, des portages de Puyo Puyo ou la version DS de Flower, Sun and Rain de Suda51.
Et à l’image de beaucoup de ces portages, le résultat laissa assez dubitatifs ceux qui mirent la main dessus, malgré des retours critiques positifs sur le contenu du jeu : problèmes de police de caractères, style en pixel-art troqué pour des sprites s’approchant davantage du dessin animé animé en flash, et un gameplay qui abandonnait la précision du stylet de la 3DS pour des commandes digitales pas très précises et plutôt frustrantes. Le jeu se permettait aussi le luxe peu nécessaire de rajouter de nouveaux aspects de gameplay, comme si le côté collection et levelling de badges à collectionner n’était déjà pas assez compliqué à assimiler pour un jeu qui durait une vingtaine d’heures seulement et était encore en train d’expliquer des trucs au bout de la dixième. Pire encore : le jeu était victime de plantages répétés, au point de devoir être retiré de l’Apple Store en 2015, Square Enix s’avérant impuissant à le patcher correctement pour suivre les nouvelles versions d’iOS. Il était aussi évident que le passage de deux à un seul écran ne simplifiait pas l’action, aucun effort particulier n’ayant été produit pour améliorer l’ergonomie de l’ensemble, qui accusait déjà ses cinq ans et sa génération de retard.
Et c’est cette version iOS que h.a.n.d a dû retravailler une nouvelle fois pour ce Final Remix sorti courant octobre sur Switch. Nouveau format, l’écran tout en largeur de la Switch et la nécessité de pouvoir jouer docké à la télévision, nouveaux contenus, avec un chapitre inédit, une possibilité de jouer en visant avec les joy-cons et l’ajout d’un mode coop, mais avec un terreau qui reste inchangé, et totalement verrouillé dans une lourdeur et une ringardise des commandes qui laisse perplexe. Visuellement, il n’y a rien à dire de particulier : le studio sous-traitant a fait les choses sérieusement, The World Ends With You Final Remix est beau et fluide, autant que peut l’être le portage d’un remake d’un jeu qui n’était pas pensé pour. Ce n’est pas vraiment par la qualité de la copie rendue par h.a.n.d que pèche ce titre, mais bien par son incapacité à prendre place dans la modernité. Il faut dire que rien ne l’y aide vraiment.
Nomura-(en)core
Le Shibuya de The World Ends With You ne ressemble plus vraiment au Shibuya d’aujourd’hui. A l’image de ses badges à collectionner, ses baskets rouge-fluo, son hip-hop typé Dreamcast, ses téléphones à clapet, ses héros coiffés de bonnets jamaïcains à tête de mort, ses écouteurs hypertrophiés autour du cou et ses méchants qui semblent tout droit sortis de Durarara, tout en lui évoque une époque qui ne ressemble plus à grand chose.
C’est sans doute dû aux problèmes d’écriture pointés par les développeurs eux-mêmes, qui ont confié avoir réalisé à mi-chemin du développement qu’il fallait repenser une grosse partie du scénario, mais The World Ends With You a un ton définitivement daté, avec son héros malpoli, mal coiffé et nécessairement amnésique, son duo de vampires cools et maléfiques, son couple de skaters façon Bonny and Clyde de Prisunic, son héroïne tsundere fan de mode et travaillée par un lourd secret. Des ficelles grosses comme des immeubles, un gameplay qui n’a aucun sens et qui consiste à souiller l’écran de votre Switch en faisant glisser votre doigt dans tous les sens pour dégommer des grenouilles maléfiques, et un ton qui évoque désespérément celui d’un quadragénaire à cravate qui essaye de monter sur un skateboard qu’il qualifierait lui-même de « planche à roulette » en chantant du MC Solaar pour impressionner des fans d’Aya Nakamura et Kalash Criminel.
Certes, FFXV et Kingdom Hearts III sont des survivances pas déshonorantes de cette époque lointaine où le top du cool était un pantalon à quatorze fermetures éclair, une coupe de cheveux de Sangoku sur le corps de Justin Bieber, sur fond de bagarre avec une épée-pistolet illustré J-Funk mixé par un DJ à dreadlocks natif d’Ikebukuro. La Pop culture, y compris japonaise, est passée à autre chose. C’est exactement ce que montre selon moi un jeu comme Persona 5 : avec son emballage tout aussi pop et coloré (certes remis au goût du jour), il présente une galerie de personnages faisant état avec lucidité de leur amertume vis à vis de ce modèle consumériste et oppressant qui n’a mené le Japon nulle part d’autre qu’au bord de la crise de nerfs généralisée. Racisme envers les métis, corruption dans le milieu de la culture, vacuité de la pensée politique, pression démesurée pesant sur les jeunes, poids oppressant des élites vieillissantes : la fête permanente d’un Jet Set Radio est devenue bien triste. Même les produits les plus inoffensifs de la pop culture japonaise ne semblent avoir guère de nostalgie pour cette mise en scène par les vieux d’une jeunesse musicale, insouciante et poseuse, davantage obsédée par trouver une place dans la société qu’animée par la volonté de la réformer.
Il est heureux que The World Ends With You Final Remix semble aussi anachronique. Depuis des années, le jeu vidéo se réinvente, et les firmes les plus engoncées dans le conservatisme made in Kyoto (coucou Nintendo) semblent avoir pris la pleine mesure du terrain perdu face à leurs concurrents. En résultent des production de jeux vidéo mais aussi de musique ou d’animation plus tournées vers l’Occident et n’ayant plus peur d’en revendiquer les influences : on pense au Little Witch Academia du studio Trigger, dessin animé clairement pensé pour parler AUSSI à un public occidental large et enthousiaste. Mais on remarque surtout que ces productions s’avèrent désormais mieux maîtrisées, davantage canalisées, mieux produites, tout simplement. Entre d’autres mains, avec une meilleure gestion de projet et une ingérence de l’éditeur davantage porté sur la vision d’ensemble que sur les turpitudes du micro-management, avec une écriture moins nombriliste et plus subversive, The World Ends With You aurait pu devenir autre chose qu’une simple capsule temporelle vers une séance de shopping dans le Tokyo d’il y a dix ans.
Comme le concert du 22 juin 1963 et ses yéyés qui n’incarnaient au fond aucune forme de subversion révolutionnaire mais simplement un pied de nez à la génération des parents, le Cool Japan n’a pas brutalement transformé l’archipel en nouvelle référence de la pop culture mondialisée et n’a pas eu le moindre début de discours sur la société qui l’incarnait : il a simplement inscrit le Japon sur la carte, une subculture tolérable parmi d’autres, rendant socialement acceptable d’avoir un T-shirt Dragon Ball et d’être nostalgique de Sailor Moon. Pire : les retards accumulés en terme de modernité et de manière de produire, ainsi que l’incapacité du gouvernement japonais à exporter massivement et durablement sa culture l’a conduit à se fossiliser. La Japon est resté (redevenu ?) cool, mais le Cool Japan n’est pas resté le Japon.
Dans les années 70, la France étouffante de Giscard faisait naître une nouvelle génération de contestataires subversifs dans le sillage d’un Mai 68 qui a immédiatement ringardisé les Yéyés et leurs séides : Renaud, Rohmer, Polnareff, Ange, Costa-Gavras, Coluche ou la bande du Petit Rapporteur. Autant de talents et de destins qui furent une tentative de sortir la société du conformisme plombant du retour à l’ordre moral alors que ce dernier se fissurait de partout, préfigurant le tourbillon de fric, de sexe et de Bernard Tapie en moule-bite (subtil mélange des deux) qui ferait de la France des années 80 le génial enfer que l’on sait. Ce moment de bouillonnement, d’émergence de nouveaux auteurs et de renoncement salutaire à tout ce qui a plongé la pop culture du Japon dans une stase dont elle a mis dix ans à sortir, ne fait, je l’espère, que commencer. Le nombre de jeux japonais extrêmement prometteurs et qui tirent dans toutes les directions annoncés pour les mois à venir tend à être fort rassurant : Sekiro, Devil May Cry 5 ou Judge Eyes, pour ne citer qu’eux, semblent chacun porteurs d’un ton et d’un message qui fait avancer le média et porte un discours moderne et réinventé. Aussi rigolo et marrant soit-il (je ne l’ai sans doute pas assez dit durant cet article, mais j’ai passé un moment tout à fait décent dessus), The World Ends With You Final Remix nous laisse à penser qu’il est la queue de comète d’un mouvement un peu perdu dans le temps, et que si la nouvelle génération devait refaire un tel jeu aujourd’hui, il serait sans doute mieux pensé, mieux fini, et porteur d’un message autrement moins vide.
Le Cool Japan est mort, sans doute à peu près en même temps que The World Ends With You est né. Dix ans plus tard, h.a.n.d et Square Enix nous livrent une version ultime, au gameplay un peu gauche, victime de son trop grand nombre de concessions au portage de la DS vers iOS et d’iOS vers la Switch. Mais s’il reste un jeu amusant, ce titre est surtout le témoignage révolu d’une esthétique très ancrée dans le temps : celle où toute une génération d’auteurs japonais avait un tapis rouge devant elle pour conquérir le monde, et où elle s’est contentée de se prendre les pieds dedans. Qu’à cela ne tienne, dix ans ont passé et tout semble aller un peu mieux pour le jeu vidéo japonais, alors que les studios occidentaux semblent eux en plein questionnement, entre culture du crunch et précarisation des plus faibles pour livrer toujours plus à une communauté ingrate. Rejouer à The World Ends With You aujourd’hui donne l’impression de traverser, comme le héros du jeu, les portes d’un monde inversé, auquel s’ajouterait une machine à voyager dans le temps pas très ambitieuse. Ce n’est pas vraiment désagréable, mais ça laisse un petit goût curieux en bouche. Devant ces crétins amnésiques qui se jettent des badges colorés devant la statue d’Hachiko pendant que des vampires d’opérettes complotent pour révéler leur daddy issues, on finit par se demander ce qu’on a pu lui trouver, au fond, à ce Japon-là.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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