Obscur petit studio britannique fondé pour faire de la sous-traitance pour Sony il y a une quinzaine d'années, Supermassive Games a fait l'objet d'un rachat par le géant danois de l'entertainment Nordisk Film en 2022. Entre les deux ? Le studio est devenu roi d'un genre qu'il a largement remis au goût du jour : le film interactif horrifique de série B. Retour sur l'histoire mouvementée des créateurs de la série The Dark Pictures Anthology qui vient d'annoncer le premier jeu d'une nouvelle série de quatre épisodes.
De Little Big Planet à Doctor Who
Il n'est étrangement pas si simple de trouver des informations fiables sur les origines de Supermassive Games, si ce n'est une date de fondation en 2008. De l'aveu même de Pete Samuels, créateur du studio, les premières années étaient en bonne partie du bricolage. Fondé par des transfuges de Psygnosis (une société en déclin à cette époque) et d'Electronic Arts, Supermassive Games a commencé comme un simple prestataire pour d'autres studios, point de départ commun pour les jeunes pousses de l'industrie. La société avait alors une trentaine d'employés.
Coup de chance : Samuels parvient dès 2009 à obtenir un contrat relativement solide auprès de Sony pour créer des assets et des niveaux pour des DLC de jeux exclusifs à l'écosystème PlayStation. Un début relativement modeste qui va néanmoins livrer les premiers travaux concrets du studio, à savoir des niveaux Pirate des Caraïbes et autres costumes des Muppets pour Little Big Planet 2. Des créations pas forcément mémorables, mais qui vont assurer un financement constant pour Supermassive Games, qui continuera à créer des DLC pour le jeu jusqu'à la fin de l'exploitation de sa version Playstation Vita en 2013.
Sony, qui a trouvé en Supermassive Games un prestataire de qualité, va parallèlement se servir de l'entreprise britannique comme d'un laboratoire pour tester de nouvelles possibilités de gameplay. Nous sommes au début des années 2010 et la tendance est au motion gaming. L'industrie est obsédée par l'idée de nous faire gigoter devant nos écrans et a besoin de jeux pour vendre les accessoires liés à cette mode. Le constructeur va faire produire à Supermassive Games plusieurs jeux utilisant le PlayStation Move, un accessoire à reconnaissance de mouvement. Tumble, Start the Party, Sackboy's Prehistoric Move, autant de titres dont vous n'avez absolument jamais entendu parler, mais qui permettent au studio de se faire la main sur ces nouvelles manières de jouer… Puis d'explorer une autre technologie émergente, la réalité augmentée. En effet, à partir de 2013, Supermassive va accompagner les efforts de Sony en matière de VR et multiplier les expériences : Walking With Dinosaurs, The Inpatient, ou encore des portages en réalité virtuelle de leur propre catalogue.
Si la collaboration directe avec Sony sur ce type de projet a pris fin depuis 2018, ces dix ans de commandes vont donner une certaine assise financière à Supermassive Games et permettre au studio de monter jusqu'à 150 salariés, qui commencent à travailler sur un premier jeu complet. Finis les DLC Little Big Planet, place à… un obscur jeu Doctor Who réalisé en 2012 en partenariat avec la BBC. Massacré par la critique, le jeu d'aventure est bourré de bonnes intentions, mais est criblé de problèmes d'IA, de bugs de collisions et de plantages divers. Reprenant une bonne partie du casting de la série, il va néanmoins permettre au studio d'affiner ce qui deviendra une de ses spécialités pour le meilleur et pour le pire : la modélisation 3D très "uncanny valley" d'acteurs de série B dans des jeux d'aventure.
Until Dawn, l'invention de la formule Supermassive
Si Doctor Who : The Eternity Clock est le premier "vrai" jeu de Supermassive Games, ce n'est pas vraiment le produit qui va constituer son identité ni le mettre sur les radars de toute l'industrie, un rôle qui sera dévolu à Until Dawn, paru en 2015. Débuté comme un "simple" projet PlayStation Move de plus en 2010, il s'agit d'un titre qui va prendre de plus en plus d'ampleur à mesure que le studio fait ses preuves… Et que la tendance du motion gaming s'avère un feu de paille sans lendemain. L'idée de faire un puzzle game horrifique en réalité augmentée à la première personne est rapidement abandonnée pendant le développement.
À mesure qu'Until Dawn prend forme durant ses cinq années de développement, c'est toute la formule Supermassive Games qui prend vie : le projet devient une sorte de film d'horreur interactif, réalisé par des figures venues du cinéma bis et dont les personnages sont incarnés par des acteurs, disons, prestigieux, mais pas trop. Hayden Panettiere déjà un peu has been, Rami Malek pas encore très bankable, ce genre de profils identifiables par le grand public, mais ne réclamant pas de cachets dignes d'un blockbuster.
Car si Until Dawn a des ambitions, elles ne sont clairement pas à chercher du côté de la réalisation du "film" dont on va endosser le rôle du réalisateur. Baignant à 100% dans les codes du film gore de bac à solde de DVD à 1€, l'aventure nous fait suivre une bande de jeunes gens détestables aux prises avec un tueur en série dans un sanatorium abandonné. Tous les clichés y passent : les couples qui se disputent, les gens qui partent dans le noir sans raison et sans arme, les jump scares idiots ou les antagonistes exécutant leurs victimes avec des machines complexes et cruelles. On rigole bien, mais on n'est clairement pas dans du grand cinéma. Même au regard des standards assez bas du jeu vidéo horrifique, ce n'est pas le haut du panier.
Mais si la critique regarde le jeu d'un œil relativement indifférent, lassée par des années de jeux d'aventure "à la Telltale", l'accueil du public est, lui, très enthousiaste. Grâce à sa relative rejouabilité et à son mode coop vraiment bien fait permettant d'effectuer les choix de l'aventure en se disputant allègrement sur un même canapé, Until Dawn est un des succès surprises de 2015. Un succès qui va conduire à la sortie d'un second jeu bâti plus ou moins sur ce modèle en 2017, le pas franchement réussi Hidden Agenda, toujours pour le compte de Sony. Si décevant soit-il, ce thriller multijoueur à choix multiple se vendra tout de même à quelques centaines de milliers d'exemplaires et convaincra Supermassive Games de brancher la photocopieuse à jeux vidéo. La prochaine étape du studio : décliner la formule Until Dawn ad nauseam.
The Dark Pictures Anthology, l'annualisation de la série Z vidéoludique
Adios Sony, c'est avec Bandai Namco Entertainment que ce prochain projet sera mené tambour battant. Pete Samuels explique ce changement par la volonté de ne pas réaliser de suite directe à Until Dawn pour tenter de séduire un public plus large en passant par un format d'anthologie. La langue de bois en moins, ça donne : Bandai Namco au lieu de Sony, cela permet de sortir sur PC et sur Xbox sans problème, et le format anthologique permet de faire des jeux plus courts, plus souvent, en recyclant un maximum d'assets et de séquences de jeux.
L'idée originale était ainsi de sortir huit films interactifs d'une durée de six à huit heures au rythme complètement absurde d'un épisode tous les six mois. Oui, oui, six mois entre chaque aventure, pour un studio dont les effectifs sont montés à 300 personnes. Ce qui est pas mal, mais pas suffisant pour produire autant de jeux à la chaîne aussi rapidement. Des jeux incluant de la motion capture, des puzzles, des fins multiples, un doublage dans de nombreuses langues, le travail conjoint d'équipes de développeurs et de cinéastes, des séquences d'action et une forte dimension multijoueur. Des ambitions qui seront revues à la baisse dès la sortie de Man of Medan, premier épisode de l'octalogie The Dark Pictures Anthology, en 2019. Finalement, la saga sera composée de deux saisons : une de quatre jeux sortant chacun à un an d'intervalle, et une autre, prévue pour plus tard.
Man of Medan est sans doute le jeu de la série qui bénéficia du plus long temps de développement (environ deux ans) et cela se sent : c'est sans doute celui des quatre épisodes de la première saison qui est le moins truffé de bugs et d'incohérences. Cela n'en fait pas un chef-d’œuvre pour autant, avec son scénario farfelu à base de bateau fantôme-mais-en-fait-pas-vraiment et son casting passablement irritant, mais l'ensemble se tient. Ramassé dans un espace oppressant (une épave de la Seconde Guerre mondiale), il installe une ambiance assez lourde et claustrophobe, joue beaucoup avec nos perceptions sensorielles et propose même quelques chouettes idées dans des scènes d'action.
La fin du jeu propose même quelques séquences où les QTE se mêlent à la logique et nécessite d'avoir un minimum de jugeote pour faire survivre l'ensemble des protagonistes. Certes, le twist final est absolument téléphoné, mais n'empêche : pour peu qu'on cherche un petit nanar interactif rigolo, Man of Medan fait le job. Si Bandai Namco ne cachera pas sa petite déception de ne pas reproduire le carton Until Dawn (pour un jeu proposant exactement la même expérience), le titre se vendra tout de même très honorablement, assurant la pérennité de la série au minimum à court terme.
On ne peut pas vraiment en dire autant du jeu suivant : sorti seulement dix mois après Man of Medan, Little Hope est de loin l'épisode le plus calamiteux de la série. Casting détestable, scénario confus à la conclusion honteuse et surtout ambiance horrifique assez ratée. Prenant pour cadre l'Amérique rurale hantée par les procès en sorcellerie de la Renaissance, Little Hope tente le coup de la ville plongée dans un brouillard impénétrable et parcourue par des monstres hideux : le décalque de Silent Hill est à peine voilé. Si le bestiaire est relativement réussi, avec ses monstres symbolisant chacun la mort de tel ou tel habitant de la ville abandonnée, on ne peut pas en dire autant du jeu en lui-même : QTE mollassons (quand ils marchent), level design plat, VF bâclée et bugs à foison donnent l'impression que le jeu a cruellement manqué de temps de développement.
Au nombre des quelques petites choses à sauver dans Little Hope, on note néanmoins les (gros) efforts du studio en matière d'accessibilité : les QTE deviennent optionnels, la difficulté peut être réglée, on peut rejouer un chapitre si on estime l'avoir raté, etc. Des options qui seront d'ailleurs complétées lors des portages ultérieurs du jeu sur la génération suivante de consoles.
Après un épisode boudé par la critique (et par le public), Supermassive Games devait impérativement faire mieux pour redresser sa série, et donnera à House of Ashes, le troisième jeu, quelques mois supplémentaires de développement. Ce dernier, paru fin octobre 2020, est un épisode paradoxal. Scénaristiquement parlant, c'est une excellente surprise : on y incarne une bande d'affreux militaires américains en pleine invasion de l'Irak se retrouvant piégés sous les décombres d'un temple antique évidemment farci de dangers et de monstres. Le ton y est plus sérieux, aborde assez frontalement des thématiques plus intéressantes, et l'habituel twist final abandonne le drame pour se réfugier dans une sorte de grand-guignol de science-fiction.
Néanmoins, il s'agit aussi d'un jeu sortant dans un état déplorable : performances calamiteuses sur PC, séquences de déplacement des personnages lourdingues, pléthore de bugs… On commence à toucher aux limites de la formule, à savoir qu'il est impossible d'annualiser la production de ce type de jeu sans faire d'énormes compromis sur le degré de finition du produit.
The Devil in Me et The Quarry : une année 2022 surchargée
Quand vos jeux sortent dans des états pas terribles, que les critiques sont tiédasses et que les ventes suivent mollement, que faire ? La bonne réponse est "prendre le temps de retravailler la formule en profondeur et essayer de faire des jeux de meilleure qualité". La réponse de Supermassive Games, elle, est : "intensifier la production et sortir deux jeux en 2022". Il ne s'agit pas là de pure folie, mais des contraintes de ce bon vieux capitalisme : la boîte de Pete Samuels a reçu en 2020 un gros chèque de la part de 2K afin de développer un successeur spirituel à Until Dawn, The Quarry… Pour en faire une exclusivité Google Stadia. Le service de jeux ayant été débranché presque aussi vite qu'il a été conçu pour rejoindre la longue liste des projets tués par Google, 2K s'est retrouvé début 2022 avec un jeu quasi fini sur les bras, et l'a finalement publié de manière plus traditionnelle sur Steam et sur consoles, ce qui explique le temps extrêmement bref entre son annonce (en mars) et sa sortie (en juin).
Parallèlement au développement de The Quarry, qui semble avoir absorbé l'essentiel des moyens et des équipes de Supermassive Games, le développement du dernier épisode de la première saison de The Dark Pictures Anthology se poursuit. The Devil in Me paraît en novembre 2022, et semble avoir été largement sacrifié sur l'autel du partenariat avec 2K pour The Quarry.
Si je ne reviendrai pas en détail sur The Devil in Me (puisque j'en parle longuement ici), tout dans ce jeu crie au bâclage, voire au gâchis : scénar ambitieux qui s'écroule complètement aux deux tiers du jeu, bugs et incohérences à gogo, VF absolument catastrophique et séquences qui s'enchaînent de plus en plus mal… Irritant, puisqu'il n'aurait sans doute fallu que quelques mois de plus pour en faire un épisode vraiment solide et un film interactif de grande qualité. On regrette aussi un certain essoufflement général du propos : temple enfoui, sanatorium, maison hantée, bateaux fantômes… On commence à avoir fait le tour des slasher movies de bas étage et leurs groupes d'Américains idiots sacrifiés par des monstres en mousse. L'annonce d'un virage beaucoup plus orienté vers d'autres registres de l'horreur pour les prochains jeux et l'espoir d'un temps de développement un peu plus long laissent néanmoins des perspectives plutôt positives à la série pour l'avenir.
Et The Quarry, dans tout ça ? Est-ce que la division des forces du studio au profit de la production d'un second jeu pour un nouvel éditeur partenaire en valait la peine ? En bon esprit chagrin, j'aimerais répondre "non", mais je me dois d'être honnête et plutôt dire "peut-être, un peu". Certes, The Quarry souffre de tous les défauts des jeux Supermassive Games : formule très prévisible, scénario invraisemblable qui peine à se détacher des clichés du genre, bugs et séquences d'action souvent ridicules, et conséquences parfois extrêmement floues des choix de dialogues. Mais il faut reconnaître qu'à côté de ces moments irritants (et d'un casting de personnages tellement bâclé qu'on aurait envie de prendre parti pour les antagonistes et de les laisser crever sans ménagement), le jeu fait mieux que se défendre.
The Quarry, c'est d'abord un rappel qu'en dix ans, Supermassive Games a beaucoup appris et beaucoup expérimenté. Graphiquement très abouti (davantage que les jeux The Dark Pictures Anthology), avec des menus agréables et un gameplay largement plus au point que dans les jeux précédents, il s'agit d'un jeu qui a une vraie "belle gueule". La mise en scène est soignée, la bande-son est plus immersive que d'habitude, les sous-intrigues amenées avec un poil plus de finesse, les différents embranchements sont présentés de manière un peu plus intelligente, etc. On regrette que le fond soit une enième variation sur le thème imposé d'adolescents en train de se faire décimer par une menace quelconque dans les bois à la fin d'une colonie de vacances et pas quelque chose d'un poil plus travaillé ou original. Mais après tout, l'idée était de faire un digne successeur à Until Dawn, qui était lui-même un slasher très classique qui ne s'écartait jamais des clichés du genre.
Car au fond, qu'est-ce qui sépare vraiment Until Dawn des autres titres horrifiques de l'éditeur ? Probablement l'ambition. The Dark Pictures Anthology propose des titres courts, avec peu de personnages, une rejouabilité plutôt faible et peu d'environnements différents, un prix à payer assez fort pour produire autant de jeux aussi vite (et aussi mal, dirais-je si j'étais mauvaise langue). Until Dawn, lui, proposait d'incarner huit personnages et se déroulait dans une plus grande diversité de lieux, avec des situations plus rocambolesques, mais moins monotones.
Difficile de contester à The Quarry qu'il parvient très bien à renouer avec cet esprit : on tourne beaucoup moins en rond et la narration se permet quelques audaces, dont une intéressante séquence de flashback, petit film interactif dans le film interactif. Certes, la promesse d'avoir un jeu avec "186 fins différentes" est complètement bidon. À ce petit jeu, Fallout : New Vegas possède exactement 1,113,652,592,640,000 fins différentes. Mais l'impression de véritablement jouer à quelque chose de plus modulable et de plus unique est bien là.
De plus, le studio a clairement capitalisé sur dix années à améliorer l'expérience utilisateur : les options d'accessibilité sont désormais au top de leur possibilités, et le jeu peut être parcouru de manière "passive" à la manière d'un réalisateur donnant des instructions, ou d'un simple spectateur souhaitant voir diverses versions d'un film (dénouement heureux, dénouement malheureux, etc.). Le mode multijoueur, lui, n'a jamais été aussi solide. On ne peut pas s'empêcher, cependant, de remarquer le côté toujours un peu approximatif et un peu bâclé de l'ensemble, comme si la production en temps très contraint de tous les jeux du studio l'empêchait de franchir le pas entre "sympathique film bis vaguement interactif" et "grand jeu d'aventure narratif". En 2015, ce n'était pas si grave, le genre était nettement moins concurrentiel. En 2022, c'est une autre paire de manches. Supermassive Games ont prouvé avec The Quarry qu'ils savaient encore faire "bien". On aimerait maintenant que pour leurs prochains jeux, ils fassent "mieux".
The Quarry, The Devil in Me et House of Ashes ont été testés sur PC via une clé fournie par les éditeurs. Ils sont également disponibles sur PlayStation 4 et 5 et sur les consoles Xbox. Tous les autres jeux mentionnés dans le dossier ont été acquis par nos soins.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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