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Il y a déjà 12 ans que Keiji Inafune, alors chez Capcom, prédisait un funeste destin à l’industrie vidéoludique japonaise. Nous sommes en 2022 et cette dernière, particulièrement du côté du jeu de rôle, se porte à merveille, tandis que Keiji Inafune, lui, a réalisé Mighty No. 9 avant de repartir sur sa planète. Que s’est-il passé pour que, de l’abysse dans lequel il semblait se trouver à la fin des années 2000, le JRPG soit revenu dans une forme aussi olympique, au point que le triomphal Elden Ring soit tout simplement un des plus gros lancements de l’année et le meilleur démarrage d’une nouvelle franchise en Europe depuis 2016 ?
De 2005 à 2017, un JRPG marginalisé et bousculé
Sans mentir, ni mentionner Final Fantasy XIV, combien pouvez-vous citer de JRPG majeurs sortis sur console de salon en 2013, 2014 ou 2015 ayant à la fois rencontré un succès critique et commercial ? Indice au bas de votre écran : les plus gros JRPG de cette génération, hors console portable, se nomment Ni no Kuni, Tales of Xillia, Disgaea 5, Final Fantasy Type-0 HD, Tokyo Mirage Session ou encore Xenoblade Chronicles X. Autant de titres pas forcément déshonorants mais aux airs de crépuscule, peinant un peu à se vendre ou à capter l’attention, si ce n’est par leurs immenses difficultés de production : on pense encore à toi, Final Fantasy XV et tes presque dix années sur l’établi. L’époque semblait marquer un repli très très net vers les consoles portables et les licences les plus juteuses (Pokemon, Dragon Quest, etc.), une fuite des talents vers le jeu mobile… Et par l’impression que les plus importants studios de JRPG n’étaient tout simplement plus capables de réaliser des grosses productions populaires. Ni de dominer le marché du jeu solo comme l’avait fait le jeu de rôle japonais sur les générations précédentes, à coups de Final Fantasy VII, Grandia, Suikoden ou Kingdom Hearts. Le JRPG semblait devoir devenir un genre de micro-niche, partagé entre la 3DS dans les transports en commun et d’obscurs produits d’exploitation pour otakus signés Gust, Falcom ou Koei Tecmo, mal distribués pour un public restreint.
Petit inventaire quelques années plus tard. Nous sommes en 2022 et en quelques années se sont succédés, tenez-vous bien :
– Nier : Automata (note Metacritic de 88/100, 7 millions d’exemplaires vendus)
– Persona 5 / Persona 5 Royal (93/100, 5 millions)
– The Legend of Zelda : Breath of the Wild (97/100, 23 millions)
– Octopath Traveller (83/100, 2,5 millions)
– Monster Hunter World (90/100, 20 millions)
– Fire Emblem : Three Houses (89/100, 3 millions)
– Dragon Quest XI (86/100, 6 millions)
– Yakuza : Like a Dragon (84/100, ventes inconnues mais Sega a l’air content)
– Nioh 2 (85/10, 2,5 millions)
– FFVII Remake (87/100, 5 millions)
– Atelier Ryza (84/100, 1 million)
– Tales of Arise (87/100, 1,5 million)
– Shin Megami Tensei V (84/100, pas loin d’un million en deux mois)
Et l’année 2022 s’annonce d’ores et déjà incroyable : quand il y a dix ans, des années pouvaient séparer deux annonces de JRPG intéressants, qu’on devait se contenter d’un Radiant Historia par-ci et d’un Xenoblade Chronicles par-là, il devient désormais extrêmement difficile de suivre le rythme des sorties dans le domaine. Mais pour comprendre ce qui s’est passé pour que le jeu de rôle japonais soit redevenu hype, il faut d’abord comprendre pourquoi et comment tout s’est écroulé à la fin de la génération PS2 : un mélange de choix hasardeux, de mauvaise maîtrise du hardware et d’une méconnaissance des mutations du marché.
Les générations perdues
On a trop souvent dit que le JRPG était « mort » dans les années 2000 et 2010. C’est un raccourci fâcheux, voire un malentendu. Malentendu qui vient gommer les chiffres de vente de Dark Souls (plus de deux millions d’exemplaires écoulés entre 2011 et 2013), de Pokemon X et Y (16 millions) ou encore le succès critique et commercial d’un Persona 4 / Persona 4 Golden (2,5 millions d’exemplaires, un chiffre énorme pour une firme comme Atlus à l’époque). On pourrait y ajouter les projets liés à la saga Final Fantasy XIII, le succès des rééditions (timides puis généralisées) de jeux de rôle patrimoniaux sur les boutiques virtuelles des consoles, le colossal projet Dragon’s Dogma de Capcom ou encore le phénomène Xenoblade Chronicles et sa proposition radicalement innovante de monde ouvert sur Wii.
Le point commun de tous ces projets : il s’agissait soit de ressorties, soit de jeux purement conçus pour les consoles portables, soit de jeux techniquement en-deçà des standards de l’époque, qu’on parle en termes de mise en scène, de prouesse graphique, de gameplay ou d’interface. Lentement mais sûrement, le jeu de rôle japonais s’enfonçait dans une image de produit niché, ronronnant, parfois gênant, et surtout de plus en plus cantonné aux consoles portables (3DS et Vita) ou à une pure exploitation patrimoniale, comme si seuls les titres du passé rayonnaient encore un peu. Les portages PC étaient rarissimes et souvent catastrophiques, et de plus en plus, les jeux occidentaux donnaient le ton : la fin des années 2000 furent les années Bioshock, Assassin’s Creed, Call of Duty, Uncharted ou Telltale.
Les raisons de ce déclin (qui est davantage une marginalisation qu’un effondrement) sont multifactorielles. Tout d’abord, elles correspondent à des raisons purement structurelles : en 2005, le marché japonais est encore relativement peu tourné vers l’Occident, qui pèse finalement modestement dans son marché du logiciel. De plus, cette période correspond au Japon à une vaste migration des joueurs vers les consoles portables, puis vers le smartphone, rendant progressivement plus coûteuse la sortie d’un jeu en boîte destiné à un public de plus en plus circonscrit. Enfin, des acteurs historiques du jeu de rôle japonais se retirent peu à peu du marché : Konami se recentre sur d’autres activités économiques, Capcom cherche à occidentaliser sa production (ils en reviennent un peu), tri-Ace devient un studio essentiellement prestataire, Game Arts est absorbé par Gung-ho et disparaît des radars, etc. Enfin, on note que la scène indé japonaise de l’époque, si elle fait émerger des produits brillants (Yume Nikki), n’est pas focalisée sur la création de jeux de rôle et lorgne davantage vers l’horreur ou le visual novel.
Cependant, ce déclin prévu de longue date, qui a fini par donner un temps l’impression que seuls Square Enix et Nintendo continuaient de produire du JRPG, n’était pas dû qu’à un désamour supposé des Japonais pour ce genre de jeu, ni seulement à la volonté des studios locaux de faire autre chose. Les causes sont également techniques et se ressentent dans d’autres pans de l’industrie vidéoludique japonaise de l’époque : les éditeurs locaux ont multiplié les mauvais choix, et les studios ont souffert d’un retard technique qui les a paralysés pendant une décennie.
Quelques exemples, qui pouvaient sur le moment paraître pertinents mais comme on dit, « les historiens sont très forts pour prédire le passé » : privilégier la PlayStation Vita comme une machine d’avenir, réaliser des exclus Wii puis Wii U (voire pire, Xbox 360), bâcler des portages de titres cultes, lancer des studios pour faire des jeux « façon rétro » au lieu de moderniser l’existant. Et que dire des studios ayant répondu aux appels du pied de Microsoft alors que la firme américaine essayait en vain d’implanter sa marque au Japon (Lost Odyssey, Enchanted Arms), produisant des titres parfois honorables, mais passés complètement inaperçus sur place ? Autant de petites décisions qui ont éloigné un peu les mastodontes de la production de JRPG du grand public. Cela, et l’incapacité des firmes japonaises à développer correctement sur les machines et moteurs modernes. Des producteurs vieillissants à la vision dépassée, une fuite des talents faute de perspectives, des investisseurs tétanisés par l’échec de la Dreamcast et les coûts de développement des nouvelles machines, des processus de production incapables d’utiliser correctement de nouveaux outils comme Kickstarter, des jeux aux scenarii peu adaptés aux goûts de la nouvelle génération de joueur·euses… Les pistes d’un manque d’adaptation se multiplient. Plus grave encore : le retard technique accumulé dans l’utilisation de moteurs de jeux étrangers cause des retards en série et des jeux sortant en mauvais état, ce à quoi on peut ajouter le retard dans les techniques de commercialisation, avec des jeux tout simplement absents de Steam et autres stores en ligne, des localisations bâclées et un manque de suivi technique pour les jeux après leur sortie.
Pendant des années, les éditeurs se sont donc recentrés sur ce qu’ils savaient faire, et souvent très bien : du jeu mobile, d’abord, source de profit rapide et efficace sur le marché intérieur. Mais aussi des RPG semi-moches mais bien fichus sur console portable, des épisodes de Pokémon, et des jeux de niche destinés à quelques dizaines de milliers d’aficionados toujours fidèles au poste. Et puis voilà qu’en quelques années, le jeu vidéo japonais, et particulièrement le JRPG, fait un retour absolument stupéfiant sur nos consoles et, c’est nettement plus étonnant, nos PC. Là encore, rien de si surprenant dans ce qui constitue l’aboutissement d’un processus très graduel.
Switch, PC, patrimoine et pop culture : les chemins du retour
Les causes du retour en grâce critique et commercial du JRPG sous toutes ses formes sont multiples mais tiennent en partie à des raisons purement structurelles, sans doute pas toujours pleinement maîtrisées par les studios eux-mêmes. Tout d’abord, on peut citer le titanesque succès de la Nintendo Switch, une console au modèle hybride commercialisée par un constructeur n’ayant jamais faibli dans la production et l’édition de jeux de rôle, bien que le genre ne soit pas tant que cela attaché à son image de marque. En quelques années arrivent sur la plateforme les exclus (temporaires ou non) Zelda : Breath of the Wild, Octopath Traveler, Xenoblade Chronicles 2, Pokemon Let’s Go, Collection of Mana, Golf Story, Fire Emblem : Three Houses, Bravely Default II et Dragon Quest XI. Le store virtuel de la console de Nintendo se remplit de JRPG, pour certains déjà disponibles sur une Wii U qui souffrait d’un parc de joueurs beaucoup plus restreint.
C’est aussi au milieu des années 2010 que les développeurs japonais investissent massivement ce qui restait, pour la plupart d’entre eux, quelque chose entre le cauchemar et la terra incognita : les portages Steam de leurs jeux. Longtemps synonymes de catastrophe (et encore aujourd’hui, c’est parfois compliqué), les portages PC de jeux japonais deviennent monnaie courante, avec des politiques tarifaires relativement abordables : les séries Tales of, Ys, Atelier, Final Fantasy, Dark Souls, Valkyria Chronicles, Monster Hunter ou encore The Legend of Heroes reçoivent désormais des versions anglaises, voire françaises, dans des portages PC relativement stables et régulièrement soldés. Une politique qui touche autant les titres récents que les titres patrimoniaux qui ressortent en masse, en version remaster ou non : Chrono Trigger, Grandia et autres Langrisser sont désormais accessibles à un nombre inégalé de joueur·euses. Même des franchises et des titres relativement obscurs deviennent largement accessibles en quelques clics. Nous vous avions par exemple parlé dans ces colonnes de Void Terrarium, Undernauts ou encore Lost Sphear. Une politique encore renforcée par la présence de plus en plus massive de ces titres dans des offres d’abonnement de type Game Pass. Une sorte de revanche symbolique du JRPG sur le jeu à l’occidentale, soit dit en passant.
Cependant, les JRPG ne sont pas seulement plus faciles d’accès : depuis quelques années, ils deviennent tout simplement meilleurs. Avec son interface colorée, son casting haut en couleur, son scénario plutôt malin et son rythme de jeu repensé, Persona 5 crée une immense surprise lors de son arrivée en Occident en 2017 et devient un phénomène de société scruté par la presse généraliste. De manière quasiment simultanée, Nier : Automata révolutionne la narration et le meta discours dans l’action RPG tandis que The Legend of Zelda : Breath of the Wild dépoussière une formule open world qui semblait s’encroûter dans des copies carbones d’Assassin’s Creed dupliquées à l’envi. Des franchises en déclin comme Atelier ou Tales of (avec le récent épisode Arise) se mettent à livrer de superbes épisodes couronnés d’un immense succès commercial. En 2020, Yakuza : Like a Dragon, avec son Dragon Quest revisité à la sauce moderne et sociale dans le milieu de la pègre tokyoïte enfonce le clou. Les mécaniques du JRPG redeviennent cool et les titres accessibles objectivement plutôt meilleurs, malgré certains échecs patentés (on pense à la tentative paresseuse de relancer la franchise The World Ends With You, à la catastrophe Disgaea 6 ou à… Shenmue III, que je peine à classer dans les ARPG mais il fallait bien mentionner cette anomalie quelque part).
Alors pourquoi c’est redevenu bien ? Les pistes ne manquent pas. Tout d’abord, un mécanisme de balancier bien naturel : les studios ont été trop loin dans les systèmes complexes et incompréhensibles, les personnages et intrigues trop clichés ne parlant qu’aux initiés et dans une pauvreté technique affligeante due à un manque de compétences et à la compression des coûts… Mais ils ont appris, enduré et progressé. Les progrès en termes de performance graphique, d’accessibilité et d’interface effectués entre Demon’s Soul et Elden Ring sont si monumentaux qu’il sont encore à ce jour difficiles à mesurer. De plus, les productions actuelles ont assurément le biais des survivants : on remarque davantage les nouveaux parangons du genre que les franchises abandonnées au bord de la route ou réduites à l’état d’appli smartphone au cours de cette décennie de massacre (Breath of Fire de Capcom, Baten Kaitos de Monolith, Suikoden de Konami, Phantasy Star de Sega… Autant de séries réduites à pas grand-chose). Mais tout de même, on ne peut que constater que la qualité globale des grosses pointures des JRPG récents a largement fait oublier ces années où Square Enix mettait près de dix ans à sortir un Final Fantasy XV quasiment arrivé à l’état de beta et semblant amputé de la moitié de son contenu. Et un autre phénomène de cercle vertueux est venu compléter ce tableau réjouissant : l’arrivée sur le marché de développeur·euses pas forcément d’origine japonaise mais biberonnés au genre.
L’arrivée des héritiers
Qu’est-ce qui définit le jeu indé en 2022 ? D’aucuns diraient les dissertations sur la dépression et les jeux de cartes à collectionner. Ce serait un chouilla de la mauvaise foi que de réduire les créations des petits studios à de la névrose et de la collectionnite, mais les studios indés sont incontestablement marqués par une somme d’influences et de tendances lourdes parmi lesquelles on pourrait entre autres citer Harry Potter et Pokémon. Depuis quelques années, outre les clones de Stardew Valley, on ne compte plus les tentatives de créer des formes vidéoludiques reprenant certains points de ces licences : collection de monstres, académie de magie, le tout parfois sous-tendu par des mécaniques de combat au tour par tour que n’auraient pas reniées les créateurs de Konami et Capcom vingt ans plus tôt. Ikenfell, Disc Creature, Coromon, Deltarune, Ocean’s Heart… Il y a pléthore de jeux dont les schémas directeurs semblent avoir été engendrés en 1998.
Et pour cause : les créateur·ices de ces jeux ont pile l’âge d’avoir été enfants ou adolescents à l’époque où les machines à cash de l’industrie de la pop culture mondiale étaient justement les médiamix de Game Freaks et la Potterxploitation. Il y a 20 ans, le top du chic, et ce qui faisait rêver les jeunes occidentaux, c’était la découverte des univers edgy et colorés composant Final Fantasy et Dragon Quest. Vingt ans plus tard, les voici aux manettes d’un vaste mouvement reprenant ces mécaniques et cette esthétique, allant du pixel art japonisant d’un Chrono Trigger au système de combat complexe et pointilleux d’un Vagrant Story.
Une partie de ces jeux, produits sans lien direct avec le Japon par des studios occidentaux, ont largement contribué à faire revenir l’esthétique et les mécaniques du JRPG sur la scène mondiale. Nous vous en parlons bien souvent au Pixel Post : de l’action RPG CrossCode (grand succès critique et commercial) au récent et ambitieux Rise of the Third Power, en passant par le délicieux Ikenfell, les exemples de studios occidentaux sortant des simili-JRPG sont désormais trop nombreux pour pouvoir tout suivre.
Une remarque qui n’est d’ailleurs pas valable que pour le monde occidental : la culture JRPG a largement fait rêver nombre de jeunes gens sur tous les continents au faîte des années 1990, et on constate depuis quelques années la vitalité de certains pays prompts à inventer « leurs » versions des jeux de leur enfance, particulièrement dans le reste de l’Asie (Celestian Tales en Indonésie, Love Esquire aux Philippines, Eastward et Banner of the Maid en Chine, etc.). Il n’est donc pas anodin de remarquer par exemple qu’Aurion, un des premiers RPG développés en Afrique, emprunte également largement à cette époque et à ces mécaniques. En quelques années, ces développeurs ont contribué à la renaissance du genre.
À tel point, d’ailleurs, que des projets plus ambitieux encore ont été jusqu’à largement mobiliser des créateurs et créatrices japonais·es dans des collaborations qui, il est vrai, tiennent souvent plus d’un effet d’annonce que d’une grande réussite formelle. Citons par exemple Astria Ascending, création nippo-québéco-française qui se paye Kazushige Nojima, scénariste de nombre de Final Fantasy, ou encore Edge of Eternity et sa bande-son co-composée par le légendaire Yasunori Mitsuda. Les exemples du genre ne manquent pas et sont la marque d’une hybridation de plus en plus poussée entre l’industrie japonaise et ses héritiers. Si rien de triomphal n’en est encore sorti, c’est extrêmement prometteur pour le futur. Et ce futur me semble en partie porté par le cas des Soulslike et des continuateurs des systèmes portés par FromSoftware.
Le cas FromSoftware, de l’obscur Demon’s Souls au Soulslike
Il aura en effet fallu quelques années pour que Demon’s Souls, puis Dark Souls engendrent clones, copies, imitations et héritiers spirituels. Il faut rappeler qu’à l’époque, la proposition d’ARPG de FromSoftware était extrêmement marginale, même parmi les amateurs de jeux difficiles. Réputés cryptiques et inabordables, exclusifs à certaines plateformes, issus d’un studio alors méconnu : il aura fallu le succès confirmé d’un Dark Souls pour que des copies commencent à voir le jour… Et dans un premier temps, plutôt pour livrer des titres relativement dispensables. En 2014, le très laborieux Lords of the Fallen de CI games termine rapidement en bac à soldes et des tentatives de déclinaison 2D comme celle du très sympathique Titan Souls en 2015 et du beaucoup plus anecdotique Salt and Sactuary en 2016 sont accueillies dans une indifférence relative. Seul l’incroyable Shovel Knight (2014), mélange pour le moins étrange de Megaman, Dark Souls et Castlevania, arrive à attirer l’attention au point de devenir une bien rentable franchise pour Yacht Club Games.
Certes, certaines mécaniques initiées dans les jeux FromSoftware infusent progressivement dans le reste du développement de la production mondiale (les combats de The Witcher 3, des Assassin’s Creed récents ou encore du reboot de God of War doivent énormément au pacing et à l’ambiance des combats des Souls). Mais ce n’est qu’à partir de 2017, alors que la popularité de la série est en train de décoller, que le Soulslike explose en tant que genre.
C’est sans doute le Hollow Knight de la Team Cherry, paru en 2017, qui demeure encore l’exemple le plus incroyable de l’influence des Souls sur la création indé, car plus que tout autre jeu du genre avant lui, il s’agit d’une recréation en 2D des concepts déroulés depuis dix ans par FromSoftware. Narration cryptique, boss iconiques, beaucoup de place laissée aux joueur·euses pour l’interprétation de l’univers, exploration à tâtons, gameplay à la frame près, feux de camp : tout est là. Du côté des productions plus importantes, c’est à peu près à la même période que la machine s’emballe. The Surge de Deck13 transpose le concept dans un univers futuriste et craspouille, tandis que le Nioh de Koei Tecmo lorgne plutôt du côté des samouraïs. Ils seront suivis par des dizaines de titres du même genre : Code Vein et ses vampires, Dark Devotion et Dead Cells et leur 2D finement travaillée, le très gore Blasphemous ou encore le cosmique et nébuleux Hellpoint. Les plus grosses productions arriveront même à décliner la formule FromSoftware dans des titres bien moins ardus et beaucoup plus populaires, mais reprenant nombre d’idées du genre : on pense par exemple au Star Wars Jedi : Fallen Order (2019) de Respawn Entertainement, véritable Dark Souls allégé dans l’univers de la Guerre des étoiles.
En 2022, alors que des dizaines de clones plus ou moins indés et plus ou moins revendiqués de Dark Souls foisonnent dans les boutiques virtuelles, force est de constater qu’au sein de cette renaissance populaire du jeu de rôle japonais d’action, la série de FromSoftware a réussi l’exploit d’être la seule à avoir véritablement créé un genre qui a lui-même engendré des variations et des propositions nouvelles. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce genre n’a jamais été aussi vivace à mesure que la formule FromSoftware, elle, s’éloigne de plus en plus de ses origines : après un Bloodborne très tourné vers l’action en 2015 puis un Sekiro qui abandonnait presque tout à fait son costume de RPG pour se muer en jeu mélangeant action et rythme, Elden Ring transforme la formule pour livrer une sorte de RPG total, autant influencé par l’histoire de la saga que par vingt ans de mondes ouverts occidentaux (après tout, le titre a vu son univers partiellement imaginé par un auteur occidental de renom). Comme si 2022 arrivait enfin à faire la synthèse de ce grand mouvement de balancier. Cependant, si on ne s’en fait pas pour l’avenir de FromSoftware, et si le JRPG sous toutes ses formes ne s’est pas aussi bien porté depuis longtemps, on ne peut pas ignorer les grandes fragilités qui rongent encore le secteur.
Un genre solide, une industrie fragile
On l’a vu, ce qui a plombé le JRPG au milieu des années 2000 était un mélange de ton inadapté, de produits technologiquement dépassés, de processus de production arriérés et de stratégies de diffusion baroques. Seul ce dernier point me semble avoir été réglé pour de bon : aujourd’hui il est devenu rare que des JRPG ne reçoivent pas a minima une traduction anglaise et ne bénéficient pas d’une large diffusion sur Steam ou, à défaut, sur Switch. Il n’a jamais été aussi facile de jouer à n’importe quel jeu japonais en trois clics, et souvent pour des prix relativement contenus.
En revanche, si les très gros studios de JRPG ont désormais les deux pieds solidement ancrés dans la réussite (Square Enix, Koei Tecmo, FromSoftware, Atlus ou Bandai Namco affichent des résultats insolents), les studios de second rang, eux, semblent de plus en plus incapables de se maintenir au niveau attendu. Les jeux Nihon Falcom sont techniquement complètement à la rue, le passage à la 3D a été catastrophique pour NIS, CyberConnect2 multiplie les projets trop gros pour ses épaules et les studios les plus récents livrent des propositions pas forcément très abouties. Tout ceci nous rappelle que nombre de studios de JRPG sont encore incapables de se conformer aux standards de production mondialisée, et que les firmes qui ont atteint ce standard se comptent sur les doigts d’une main… Sans avoir souvent amélioré des processus de production interne parfois calamiteux : crunch et harcèlement, usines à gaz et portages bâclés sont encore monnaie courante. On a parfois l’impression que le genre du JRPG est désormais plus solide que nombre de gens qui le créent, et que la génération en cours, à coup de rachats, de fusions et de changement des modes de distribution, risque de mettre pas mal de monde sur le carreau.
Constatons enfin que si la situation des développeur·euses indés et des petits studios de RPG au Japon n’est plus aussi anecdotique qu’il y a dix ans, elle reste fragile. À l’ombre des mastodontes de l’industrie, aucune petite production locale de jeux de rôle ne semble véritablement émerger, à quelques exceptions près : citons par exemple Sakuna : Of Rice and Ruin et son mélange de riziculture et d’action RPG, ou encore Eiyuden Chronicle de Rabbit and Bear Studios, héritier indé de Suikoden fondé par les créateur·ices de la série d’origine quelques années après leur départ forcé de Konami. Bref, le JRPG semble bien parti pour durer en tant que genre vivant, varié, créatif et protéiforme, mais il n’est pas si certain que son avenir se jouera uniquement au Japon.
Elden Ring a été testé sur PS5, via une copie achetée grâce à vos dons sur Patreon.
Lors de la sortie de Demon’s Souls en 2009, le Japon semblait voué à progressivement abandonner le jeu de rôle, le cantonnant à des petites expériences pour consoles portables et à quelques franchises indestructibles façon Pokémon. Alors qu’Elden Ring est en train de réaliser des scores de vente monstrueux treize ans plus tard, le genre du JRPG sous toutes ses formes (tour par tour, donjons, action, tactique…) semble ne s’être presque jamais aussi bien porté. Entre-temps ? Beaucoup de casse, beaucoup d’échecs, des studios et des créateur·ices sur le carreau, et une industrie qui se cherche encore. C’est bien la mondialisation de la production, les échanges entre studios orientaux et occidentaux et l’arrivée d’une nouvelle génération de développeur·euses qui ont redonné ses lettres de noblesse à un genre dont le cœur de la création n’est plus systématiquement l’archipel japonais. C’est sur cette décennie pas si perdue que ça que s’assoient les nouveaux chefs de file de ce genre : Elden Ring, Persona, Monster Hunter ou Yakuza. Ce ne sont pas encore les lendemains qui chantent, mais c’est au moins un ensemble de très bons jeux et des attentes sans cesse renouvelées. Largement mieux que ce qu’on pouvait attendre il y a encore cinq ans.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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