Jusqu’à quel point un jeu vidéo peut-il être minimaliste sans perdre sa dimension ludique ? Nombreux sont les jeux à avoir tenté l’expérience de miser sur le moins, quand la tendance des jeux à gros budget semble se poursuivre dans l’excès inverse. Mais Rip Them Off pousse le délire assez loin, en proposant une satire du capitalisme en forme de jeu de réflexion quasiment réduite à d’angoissantes figures géométriques.
Dans Rip Them Off, vous incarnez un employé du Conseil, une entité abstraite et vindicative bien décidée à plumer un maximum de pigeons en les faisant entrer de force dans des boutiques dont on ne saura jamais exactement la nature des produits vendus. Il y a des rues, vous y placez des magasins symbolisés par des formes, les passants y entrent mécaniquement en suivant leur itinéraire prévu, et y achètent des choses visiblement inutiles avant de passer leur chemin. Eux ont moins d’argent, et vous davantage : est-ce qu’il y a vraiment autre chose à comprendre du capitalisme sauvage ? Si l’objectif d’un jeu comme Lemmings était de faire arriver en vie des créatures décérébrées jusqu’au bout de leur parcours, ici, c’est sensiblement pareil, sauf qu’il faut leur extorquer autant d’argent que possible en un minimum de temps.
Activer la pompe à phynance
Il n’est pas innocent qu’un jeu comme Rip them Off ait été développé à Metz par le petit studio Lozange Lab. Comme beaucoup d’autres villes françaises de taille moyenne, cette ville (ma ville natale) est percée de part en part par une grande artère centrale principalement consacrée à faire dépenser de l’argent à des passants en train de rejoindre un point ou l’autre du quartier commercial. Aujourd’hui, cette rue est un peu sinistrée, comme nombre de ses semblables. Mais l’idée reste là : tout l’enjeu de ces lieux de haute circulation est généralement, pour des municipalités désireuses de briller, d’y implanter des boutiques les plus qualitatives possibles pour que les gens y dépensent un maximum d’argent. Mon caractère éminemment gauchiste et le constat que ce modèle s’est fait piétiner à répétition par la réalité ces trente dernières années mis à part, force est de constater que ce modèle est réel, et que sa transposition dans le monde vidéoludique est, somme toute, assez rare. À l’exception de quelques JRPG un peu niches, on incarne rarement un quartier commercial dans le jeu vidéo : c’est pourtant plus ou moins l’idée au cœur de Rip Them Off.
Pour mettre en place leur idée (intercepter des passants pour les faire entrer dans des boutiques), Lozange Lab a utilisé une méthode assez contre-intuitive pour un jeu traitant du fait commercial : s’inspirer du Tower Defense, en remplaçant les tourelles par des boutiques. Pour l’essentiel, la seule et unique chose que vous ferez dans Rip Them Off, c’est placer des commerces pour intercepter des passants au pattern prédéterminé. Chaque modèle de boutique a trois critères : combien de gens peut-elle accueillir, quelle quantité d’argent génère un client, et combien de temps le client met-il pour passer à la caisse. Si un passant voit une place libre dans une boutique d’un type qu’il n’a pas déjà visité, il y entre automatiquement. À deux trois fioritures près, il n’y a rien d’autre à faire dans Rip Them Off : placer, attendre, récolter de l’argent, si possible assez pour que le Conseil, votre avide employeur, soit satisfait. Et recommencer dans une version plus difficile de la même rue, ou dans une rue suivante.
En misant sur cet hyper-dépouillement du gameplay, Rip Them Off frappe juste : on comprend en une fraction de seconde comment le système fonctionne, et on saisit instantanément que la proposition n’est pas celle d’un jeu de gestion, mais d’un jeu de réflexion. Vaut-il mieux placer une boutique à débit rapide mais à faible rendement, ou une boutique pouvant accueillir 12 visiteurs mais qui y dépenseront peu d’argent ? Faut-il préférer l’amélioration d’échoppes existantes pour en multiplier les profits, ou installer de nouvelles enseignes plus loin pour augmenter le nombre de sources de profit ? On comprend rapidement que, si plusieurs solutions existent pour chaque tableau, les scores maximaux ne peuvent être atteints qu’avec une optimisation parfaite. Rip Them off propose d’ailleurs un habile système de retour en arrière et d’enregistrement des scores obtenus à chaque phase, les niveaux étant organisés en journées. L’absence de temps de chargement et ces possibilités de rembobinages suppriment toute forme de frustration du jeu, et permettent d’expérimenter différentes combinaisons de boutiques à l’envi.
Marquétique
Le modèle proposé par Rip Them Off est donc celui de l’optimisation, et part du principe que le consommateur-citoyen est avant tout une variable manipulable par des organisations invisibles de trajet et des sollicitations visuelles et sonores continues. Cynique ? Peut-être, mais c’est bien là tout l’enjeu de nos civilisations post-industrielles, balayées depuis une vingtaine d’années par un aménagement de l’espace commercial entièrement tourné vers le Neuromarketing, puis dans sa version soi-disant plus éthique le Nudge Marketing, des méthodes d’influence plus ou moins inconscientes du client, qui s’avèrent le plus souvent être un chemin infernal vers le Dark Pattern, ou la transformation de l’expérience usager/client en cauchemar dystopique pur et dur.
Ces notions pourraient être résumées à l’extrême sous cette forme : ce n’est pas vous qui choisissez ce que vous consommez, mais l’agencement des différentes sollicitations sensorielles qui vous entourent qui choisissent plus ou moins à votre place. Dans Rip Them Off, le concept est poussé assez loin, votre seul véritable ennemi étant la frustration des clients n’ayant pas trouvé une place dans un magasin qui les attire automatiquement, à l’image de la fameuse anecdote de la « tique » d’Uexküll poussée à agir par de simples rayons de lumières : le consommateur serait une fusion parfaitement superposable entre le monde de l’information sensorielle (Merkwelt) et le monde de l’action matérielle (Wirkwelt). L’idée étant, bien entendu, que le consommateur soit davantage frustré de ne pas avoir consommé que d’avoir dépensé inutilement de l’argent en consommant.
Les extraordinaires progrès dans ces sciences pour le moins ténébreuses de ces dernières années ont porté leurs fruits : les gens achètent une quantité beaucoup plus importante de vêtements par personne qu’il y a vingt ans, les voitures sont en moyenne plus lourdes et plus grosses qu’elles ne l’étaient il y a dix ans, etc. Une augmentation de la consommation presque inconsciente, le discours officiel rependu laissant la part belle au recyclage, au local, à l’épargne et à une certaine forme de frugalité… Jusqu’à ce que le public se mette de gré ou de force à la pratiquer, faisant ressortir l’artillerie lourde de l’incitation massive à consommer à tout crin. Tout ce bouillonnement « intellectuel » acharné que joue le monde libéral depuis la panne structurelle de la société de consommation depuis 1973 pour continuer à faire tourner la machine de plus en plus vite en jouant entre autres sur l’optimisation extrême des flux, c’est bien le cœur de l’expérience proposée par Rip Them Off dans une version minimaliste et géométrique.
Dit comme ça, ça semble d’une simplicité enfantine. En pratique, le jeu de Lozange Lab nécessite énormément d’expérimentation et d’essais infructueux avant de parvenir à finir ses niveaux les plus retors, les stratégies qui fonctionnent bien au début (comme faire alterner magasins rapides et magasins à forte capacité de clientèle) deviennent complètement inopérantes vers la fin du jeu, qui nécessite parfois des ajustements millimétrés et des prises de décisions ultra rapides, à l’image du manager poussé à la micro-gestion des urgences sans possibilité de prise de recul, les flux étant, par essence, difficiles à stopper. On regrettera à ce titre que le principal défaut de Rip Them Off soit une interface un poil mutique. Certes, cela sert le propos minimaliste du jeu, mais cela me conduisait encore, après plusieurs heures à de jeu, à des erreurs stupides faute de description plus explicite des différents types de bâtiments. Rien de grave, mais on aurait apprécié que la mécanique presque parfaite de cette horlogerie néolibérale sanglante soit encore plus précise.
Rip Them Off a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Exemple parfait qu’un bon jeu n’est pas nécessairement un titre rempli à ras bord de contenu, de gadgets et de collectibles en tout genre, Rip Them Off se tient de bout en bout au minimalisme et à l’efficacité de sa proposition, tout en n’oubliant jamais d’être amusant. À peine terni par une interface parfois un peu abstraite, ce Tower Defense revisité tient presque autant du casse-tête que de l’installation artistique. Une bonne surprise qui n’est pas sans me rappeler Ape Out, qui utilisait lui aussi le minimalisme et les rythmiques jazz pour livrer une expérience courte, radicale et éminemment politique.
zalifalcam
J'aime les jeux double A, les walking simulateurs prétentieux et les JRPG, et plutôt que de me soigner, j'écris à leur propos.
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