Avez-vous déjà connu le coup de foudre ? Ce sentiment instantané qu’une rencontre, un contact, un simple échange de regards était le début d’un amour fou, passionné et inconditionnel ? Moi oui, par deux fois déjà. La première en 2013, quand le merveilleux Jake Gyllenhaal est apparu sur mon écran alors que je découvrais Donnie Darko, et la seconde pas plus tard que ce lundi 5 août 2019, quand l’incroyable Dicey Dungeons, nouveau titre du non moins incroyable Terry Cavanagh, s’est ouvert sur mon PC.
Peut-être le nom de ce cher Terry vous dira quelque chose, si ce n’est le cas, ceux de ses deux précédents jeux vous rafraîchiront probablement la mémoire, puisqu’il s’agit tout de même des excellents VVVVVV et Super Hexagon. Ces deux pépites sont conçues sur le même modèle : scénarios prétextes et très discrets, graphismes et esthétiques disons moches minimalistes, difficulté à s’arracher les cheveux, le tout entièrement au service de ce qui importe vraiment dans ces deux titres : des gameplays aussi simples qu’efficaces (inversion de la gravité pour VVVVVV, navigation à toute vitesse dans des labyrinthes pour Super Hexagon), transcendés par des choix de level design extrêmement malins les poussant dans leurs derniers retranchements et des OST d’une efficacité redoutable (SoulEye et Chipzel à jamais dans mon cœur). Des modèles d’efficacité donc, et des cas d’école de ce que devrait être une conception de jeu par le prisme du gameplay. Vous l’aurez compris, je suis particulièrement client. Et je suis loin d’être le seul, si l’on en juge la tripotée de prix et critiques positives récoltée ces dernières années par ce bon Terry, ainsi que la ferveur provoquée par un certain prototype de roguelite réalisé à l’issue d’une game jam.
Initialement prévu pour ne jamais dépasser ce stade de démo, Dicey Dungeons sort finalement un an et demi plus tard, après une refonte graphique bienvenue et un passage de quelques mois en Early Access. Dès les premières parties, le verdict est sans appel : oui, il est possible de sortir encore un roguelite en 2019. Un roguelite qui se paye le luxe d’être original, solide et intelligent qui plus est, malgré les bulldozers plus ou moins récents qui le précèdent, du vénérable Binding of Isaac aux récents Dead Cells, Slay the Spire ou Hades. Oui, Dicey Dungeons se range bien dans la même catégorie que tous ces titres, son aspect deck-building lorgnant même si dangereusement du côté de Slay the Spire qu’on aurait pu craindre une redite sans saveur ni profondeur, mais c’eût été mal connaître notre bonhomme. D’ailleurs, il n’y a même pas joué, à Slay the Spire, de peur de s’influencer, bien conscient des similitudes entre les deux titres.
Come on baby, roguelite my fire
Car avant d’être un roguelite, avant d’être un deck-building, avant même d’être un dungeon crawler, Dicey Dungeons est, surtout, un jeu de Terry Cavanagh. À l’instar de ces auteurs et autrices (insérez ici la référence de votre choix ; le cinéma, la littérature, la musique et le jeu vidéo regorgent d’exemples et de noms) qui passent d’un genre à un autre en conservant leur patte et leurs thématiques, on retrouve ici tout ce qui fait des précédentes productions de Cavanagh une œuvre globale et cohérente. C’est d’ailleurs ce point, ce parti pris de construire ses jeux autour d’une unique idée de gameplay, de s’y tenir de façon radicale et de l’exploiter jusqu’au bout qui va le démarquer dans sa catégorie. Et malgré tout l’amour que je porte pour la bande-son, de nouveau composée par Chipzel ; la qualité indéniable de l’écriture, des dialogues et même – fait incroyable pour un jeu de Cavanagh – des rebondissements de l’intrigue signée Holly Gramazio ; ou encore pour les dessins excessivement mignons de Marlowe Dobbe ; c’est bien le gameplay de Dicey Dungeons qui le fait basculer d’indé très sympathique à nouvelle figure majeure du genre.
Et il va falloir continuer à causer un peu roguelite, car aux premiers abords, Dicey Dungeons peut sembler très léger sur ce plan. Le genre admet de nombreuses déclinaisons, notamment sur la forme – on a pu voir ces dernières années le roguelite de stratégie/gestion avec FTL, le FPS avec Void Bastards, le metroidvania avec Dead Cells ou Rogue Legacy – mais reste cependant extrêmement codifié. La mort fait repartir depuis le début de l’aventure, les ennemis, boss, environnements, objets sont générés aléatoirement et la fin d’une partie n’équivaut pas à la fin du jeu, loin de là. Chaque run a généralement pour but, en plus de tenter d’atteindre un boss de fin, de débloquer de nouveaux objets, compétences ou personnages, pour apporter variété et nouvelles combinaisons aux parties suivantes.
C’est là tout l’enjeu du roguelite : trouver le moyen d’être le moins répétitif et lassant possible pour échapper à la contrainte de son postulat, forçant lui à recommencer inlassablement le même jeu. Le pilier du genre, The Binding of Isaac Rebirth, défonce cette contrainte par une surabondance de contenu. Le jeu reste le même, mais la quantité hallucinante d’objets à débloquer, couplée à un nombre conséquent de personnages jouables, zones déblocables et de défis en tous genres permet un nombre de combinaisons possibles tellement élevé que les parties peuvent s’enchaîner sans trop se ressembler. Bien qu’ayant chacun leur style et gameplay propre, grand nombre de roguelites optent pour la même technique, avec plus ou moins de succès. Tout le contraire de Dicey Dungeons, qui emprunte un chemin (un peu) similaire à celui de titres comme Into the Breach.
Dé légué de classe
Point de nouveaux objets, de nouveaux ennemis ou de nouvelles zones, le jeu commence et s’achève avec la même quantité d’objets trouvables et refaire une partie en boucle ne permettra en aucun cas de rendre les prochaines plus faciles ou fournies. Je parlais un peu plus tôt d’idée aussi simple que brillante : dans Dicey Dungeons, tout est affaire de dés. Chaque pièce d’équipement utilise la valeur d’un ou plusieurs dés préalablement lancés, dans des combats au tour par tour. Six étages, quelques monstres et un boss de fin de niveau et la partie est finie, c’est aussi simple que ça, pas de variété sur la structure non plus. Et pourtant, en plus de 30h de jeu, aucune lassitude n’a encore pointé le bout de son nez.
La diversité va venir du découpage de l’aventure. Ou plutôt des aventures, car passé la première partie avec le guerrier, on débloquera un voleur qui donnera accès à un robot, et ainsi de suite. La première run avec le guerrier, en plus de permettre de s’acclimater au gameplay, donne déjà un aperçu conséquent du potentiel de Dicey Dungeons. Les questionnements classiques du choix d’équipement (Plusieurs armes ? Une épée et un bouclier ? Dégâts physiques ou élémentaires ?) se sont vite confrontés aux problématiques posées par le fonctionnement des dés (Si je vire cette dague, je peux prendre ce module qui augmente la valeur d’un dé. Est-ce que je prends que des modules demandant des valeurs de dé élevées ou mieux vaut équilibrer ? Ah, cette arme ne fonctionne pas pareil selon si la valeur du dé est paire ou impaire). Au terme de la trentaine de minutes passées sur la mission de tutoriel, j’étais déjà à la fois parfaitement familiarisé à la logique du gameplay et franchement intrigué par les possibilités qu’il entraînait.
C’est donc tout naturellement que le voleur fraichement débloqué a entrepris de mettre par terre mes habitudes toutes nouvellement acquises. Là où je tentais de taper le plus fort possible avec mon guerrier et donc de tirer les plus hauts nombres aux dés, je me suis retrouvé à sabrer des dés en deux et choper des modules me faisant collectionner les faces 1 et 2. De même, envolés mes pouvoirs spéciaux et armes de départ et toute ma stratégie. Arrivé au cinquième personnage disponible, j’étais déjà entièrement conquis par la variété et l’intelligence de la proposition de Dicey Dungeons et l’élégance avec laquelle il se renouvelait à chaque personnage. C’est à ce moment-là que le titre de Cavanagh m’a porté le coup de grâce.
Everybody knows that the dice are loaded
Car ces cinq premières parties ne sont qu’un prétexte pour lancer l’aventure de chaque personnage, toutes composées de six épisodes déconstruisant chacun à leur manière les règles et subtilités consciencieusement assimilées durant les parties précédentes. Et elle se trouve bien là, la variété de Dicey Dungeons, qui, loin de complexifier son gameplay en empilant les règles et mécaniques, balaye tout ou presque d’un revers de la main au début de chaque niveau. Ce qui nous amène à l’une des autres pattes de Cavanagh : la grosse difficulté de sa race. L’air de rien, derrière leurs musiques joyeuses et personnages adorables, les premiers épisodes vont du ça va au corsé, mais passé ce cap, il faut sérieusement s’accrocher pour voir la fin.
Il serait facile de faire preuve de mauvaise foi (votre serviteur en est champion) et accuser le côté hautement aléatoire du titre – évidemment, l’intégralité des combats est basée sur des jets de dés – mais la chance n’aura finalement que peu de poids face à un inventaire bien étudié, une progression dans le donjon planifiée et la capacité à s’adapter aux aléas des lancés. Il n’y a pas (bon, allez, peu) de mauvais jets de dés, seulement une mauvaise exploitation de leurs résultats et si vous perdez, j’ai le plaisir de vous annoncer que c’est de votre faute. Si on veut VRAIMENT essayer de le prendre en défaut (moi j’ai pas envie, mais bon), on pourra néanmoins constater une IA parfois un peu absurde dans ses actions (souvent dans l’intérêt du joueur, mais vous ne voulez pas d’une victoire sans saveur n’est-ce pas ? Ah bon.) et quelques soucis d’affichage de texte ici et là, mais qui devraient être vite corrigés, les prochaines mises à jour (succès Steam et localisation française) étant déjà annoncées. Ben tiens, le temps que je termine mon article, elle est déjà là cette localisation.
Dicey Dungeons a été testé sur PC via une clé fournie par l’éditeur.
Dicey Dungeons est un coup de maître, une réappropriation particulièrement réussie d’un genre qui commence pourtant salement à s’essorer. Au delà d’une direction artistique et d’une BO irréprochables, c’est l’originalité de son concept et l’ingéniosité de son exécution qui le propulsent au rang d’indispensable, que vous aimiez les roguelites et le deck-building ou non. Terry Cavanagh disait avoir fait là son meilleur jeu, je crois bien qu’il avait raison.
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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