Je suis certain que vous ne l’aviez pas vue venir celle-là. Une chronique de ma part sur Dicey Dungeons ? Alors que je n’en parle absolument jamais ? Hé oui, la vie est faite de surprises, que voulez-vous… Bon, blague à part, si j’ai forcé comme jamais sur le titre de Terry Cavanagh, c’était surtout pour son game design, qui exploite de façon incroyablement maline à la fois les spécificités du rogue-like et du deck-building tout en s’affranchissant du pire écueil du genre, à savoir sa répétitivité (Zali en sait quelque chose). Mais même si je n’ai eu de cesse de préciser à quel point sa bande-son dépote, j’ai très rapidement mis cet aspect de côté – au même titre que l’écriture de Holly Gramazio et la direction artistique de Marlowe Dobbe, pourtant toutes deux impeccables – préférant me concentrer sur le gameplay. C’est chose réparée aujourd’hui, car vous allez voir, la BO de Dicey Dungeons est loin d’être anecdotique, que ce soit en tant qu’accompagnement du jeu ou album au sein de l’œuvre de Niamh Houston alias Chipzel, sa compositrice.
Une artiste Chiptune…
Avant de nous intéresser précisément à la musique de Dicey Dungeons, il me paraît essentiel de nous pencher en premier lieu sur le travail de Chipzel de façon plus générale : déjà car c’est une artiste dont l’œuvre mérite amplement qu’on s’y attarde, mais surtout car son travail sur Dicey Dungeons dénote particulièrement du reste de sa discographie. Chipzel donc, comme vous le savez peut-être, est une artiste de la scène Chiptune, un courant dérivé de la musique électronique, dont la particularité est d’être générée par la puce sonore de (plus ou moins) vieilles machines, d’ordinateurs comme le ZX Spectrum ou le Commodore 64 aux consoles (portables ou de salon), telles que la NES ou la Game Boy. Chiptune, mélodie de puce, littéralement (et oui, je dis la Game Boy, il paraît que c’est en réalité un nom masculin, mais flûte à la fin). Pour composer et sortir des mélodies sur ces appareils, il est nécessaire de les coupler à un logiciel communément nommé un tracker – à savoir un logiciel de MAO (Musique Assistée par Ordinateur) – stocké sur une cartouche et tournant ainsi directement sur la console ou PC. De la composition majoritairement à la manette donc. Pratique, non ? Non, pas trop, ce qui explique les autres façons de composer et jouer de la chiptune, que ce soit par l’utilisation de samples – ainsi utilisables dans un logiciel plus récent et ergonomique – ou de claviers.
Chez Chipzel, la composition se fait sur des Game Boys, grâce à Little Sound DJ – plus connu sous l’abréviation LSDJ -, tracker tournant sur une cartouche classique de Game Boy, accessible en en achetant une d’occasion à la communauté du logiciel, ou en en flashant une soi-même. Une approche assez insolite de la musique, puisque comme l’explique Chipzel, en plus d’une approche autodidacte de la musique, ce type de composition implique également de mettre les mains dans le cambouis de vieilles machines et de s’improviser hackeuse pour pouvoir sortir des sons. Et elle en a sorti un bon paquet, de sons, au gré des expérimentations. Grâce à l’explosion de la demoscene, elle sort son premier EP – Judgement Day – en 2009 et son premier album – Disconnected – l’année suivante, mais surtout, les incroyables Phonetic Symphony en 2012 et Spectra en 2013. Des albums qui montrent la puissance insoupçonnée de la Game Boy, laquelle, couplée à LSDJ et ses quatre canaux – Phrase 1, Phrase 2, Wave et Noise – permet de sortir une variété de sons assez démentielle ; du grinçant Veteran à l’aérien Only Human, en passant par l’hypnotique et obnubilant Focus, on a du mal croire que tous ces morceaux sortent de la même machine.
De par la nature du genre musical, il est somme toute assez naturel que les milieux du jeu vidéo et de la Chiptune soient intrinsèquement liés, que les créateurs de jeux en écoutent, et viennent piocher dedans. C’est le cas du jeu Spectra, sorti en 2015 par Gateway Interative, qui reprend en intégralité l’album du même nom, pour le plaquer sur un jeu de course malheureusement un peu mou et anecdotique. Bien moins mollasson et oubliable : Super Hexagon de Terry Cavanagh. Celui-ci contacte Chipzel en 2012 pour l’autorisation d’utiliser le titre Courtesy dans son jeu de jam Hexagon qui, après son succès, sortira sur Steam dans la version améliorée que l’on connait – agrémentée du morceau Focus, provenant de Phonetic Symphony et d’Otis, composé par Chipzel pour l’occasion. Une collaboration évidente – Focus semble composé pour le titre, tant il lui colle à la peau – au vu du parcours des deux créateurs. Si, avec ses trackers et Game Boys, Chipzel fait dans le bricolage, Terry Cavanagh est loin d’être en reste, ses très nombreux jeux de jams tenant avec trois bouts de ficelle, et dont même les jeux commercialisés cachent parfois un code, disons, osé. Une association qui fera d’ailleurs décoller la carrière de Chipzel, l’orientant définitivement vers le jeu vidéo – et duquel elle souhaite actuellement se détacher pour se recentrer sur des projets personnels – puisqu’elle signera en 2015 l’OST d’Interstelleria, mais surtout celle qui nous intéresse aujourd’hui : la BO de Dicey Dungeons, sortie en 2019.
… qui sort de sa zone de confort
Ce qui est particulièrement intéressant avec Dicey Dungeons, c’est à quel point le titre a fait changer la façon de créer de Cavanagh et Chipzel, pour un résultat très cohérent avec le reste de leur œuvre, tout en dénotant fortement de leurs autres productions – en ayant pourtant le même point de départ. Bien que résultant d’une jam – et partant de très loin visuellement – Dicey Dungeons abandonne le schéma classique d’un jeu de Cavanagh. Quand ses titres proposent habituellement un gameplay minimaliste ne se concentrant que sur une seule mécanique, très peu de musique, un scénario prétexte – quand il y en a un – et des graphismes et esthétiques franchement sommaires – bref, tous ces éléments sont réduits au minimum syndical pour se mettre au service du game design et s’effacer derrière lui -, Dicey Dungeons se pare, lui, d’une esthétique sublime entièrement dessinée par Marlowe Dobbe, d’un scénario et de personnages plus étoffés grâce à la plume de Holly Gramazio, d’un gameplay plus touffu et varié que d’ordinaire et d’un polish global bien plus poussé. Sur tous ses aspects, le rogue-like de Cavanagh s’éloigne des projets bricolés – et ce n’est pas dit de façon péjorative, j’adore ces jeux bidouillés – pour se rapprocher d’une production, certes toujours indé, mais bien plus élaborée.
Il en est ainsi de même pour Chipzel, qui abandonne la composition « tout à la Game Boy » – et quand bien même l’album comporte des pépites de Chiptune, comme l’incroyable Against All Odds – pour se tourner vers l’utilisation de synthés et samples et un rendu bien plus produit et jazzy qu’à l’ordinaire. Elle se voit également confier l’intégralité du sound design du titre, et ce dès le début de l’early access – ce qui lui permettra de décider en amont de l’orientation et atmosphère souhaitée pour le jeu, contrairement à son implication sur Super Hexagon, sur lequel elle était arrivée après le développement. Très tôt, et à la vue des visuels créés par Marlowe Dobbe, son choix se porte sur des sonorités plutôt joyeuses et excentriques, pour coller à l’idée qu’elle se fait des sons de jeux télévisés des années 1990 et d’ambiances de casinos, comme en témoigne A Brand New Washing Machine!, musique de victoire de combat – ambiance à laquelle se greffera par la suite une partie de l’esthétique et le scénario.
Un choix qui remet en question la méthode de composition habituelle sur Game Boy et LSDJ, et qui oriente Chipzel vers l’utilisation d’un Eurorack – format de synthétiseur modulaire – et de plusieurs synthés, afin d’obtenir les sons kitsch et exagérés inhérents aux stéréotypes du genre – comme ces wawas et cuivres excessifs sur Your Host For Tonight -, ainsi que des samples et sons d’instruments plus variés que l’éternelle sonorité de la puce de Game Boy – et bien qu’elle reconnaisse la possibilité de faire du jazz avec de la Chiptune. Si le matériel change drastiquement – et s’oriente ainsi vers un rendu beaucoup plus organique et analogique que l’habituelle Chiptune -, la façon de composer de Chipzel suit le même cheminement, sans partitions et tout à l’oreille et surtout fruit d’énormément d’expérimentations du matériel, produisant des morceaux au fur et à mesure des trouvailles sonores sortant des claviers.
Et si de nombreuses pistes se posent comme des agglomérats de Chiptune plus traditionnelle et de claviers – comme cet Elimination Round, mêlant sons de Game Boy, guitare basse et trompette -, d’autres s’éloignent entièrement de la signature sonore de Chipzel, comme The Showdown ou What You Could Have Won et leurs nappes de claviers, dépourvus du moindre blip blop. Globalement, on pourra remarquer un emploi quasi-systématique de Chiptune et de cuivres/guitares basses funky pour les thèmes de combats – comme ce Fighting Chance -, de pistes plus jazzy et excentriques pour les passages de narration, plus encrés dans l’esthétique « jeu télévisé » – comme Let’s Meet Our Contestants – et de claviers très orientés vers l’ambient pour les magasins et cartes hors-combat – à l’image de The Library. En résulte un album bien plus long que d’ordinaire avec ses 32 pistes, contre la dizaine à laquelle Chipzel nous avait plutôt habitués, et surtout beaucoup plus varié dans ses sonorités, ambiances et instrumentations – tout en parvenant à maintenir une cohérence certaine dans l’ensemble.
Avec la BO de Dicey Dungeons, Chipzel ajoute une corde supplémentaire à son arc pourtant déjà bien garni. Après la composition d’albums persos avec notamment Phonetic Symphony et Spectra, la composition d’OST avec Super Hexagon et Interstelleria, elle brille une fois de plus en menant l’intégralité du sound design et en signant sa plus longue et ambitieuse bande-son, en mêlant habilement ses acquis en Chiptune avec d’autres styles, du jazz à l’ambient en passant par le jingle de jeu télévisé, pour un résultat cohérent et entraînant – et que je ne me lasse pas d’écouter, en attendant le prochain album perso.
Pour aller un peu plus loin
Parce que parler musique est une malédiction qui pousse à digresser sans cesse, voici quelques recommandations si vous voulez poursuivre un peu sur le sujet.
- L’album Spectra, un sans-faute de dix pistes, tantôt aérien, tantôt vénère
- Presque trente minutes de Chipzel faisant la démo et explication de LSDJ
- Les groupes Wizwars et Anamanaguchi, qui mêlent rock et chiptune
- Le wiki LSDJ, si l’envie vous prend de vous y mettre
Shift
Camélidé croisé touche de clavier et militant pro-MS Paint. J'aime les jeux indés à gros pixels, les platformers sadiques et les énigmes.
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